13
Ils trouvèrent à Denver des magasins élégants et modernes. Les vêtements, de l’avis de Juliana, étaient d’un prix exorbitant, mais Joe ne semblait pas s’en soucier, ni même s’en apercevoir ; il se contentait de payer ce qu’elle avait choisi et ils couraient tous les deux dans une autre boutique.
Sa principale acquisition – après de multiples essayages, des discussions prolongées – se fit tard dans la journée, après qu’elle eut écarté bien des modèles : une robe bleu clair, exclusivité italienne, avec des manches bouffantes et largement décolletée. Elle avait vu cette robe portée par un mannequin dans un magazine européen de mode ; on la considérait comme la plus belle création de la saison. Joe en eut pour près de deux cents dollars.
Pour aller avec cette robe, elle avait besoin de trois paires de souliers, d’autres bas de nylon, de plusieurs chapeaux et d’un nouveau sac de cuir noir fait à la main. Elle s’aperçut également que le décolleté de sa robe italienne exigeait le port d’un nouveau soutien-gorge qui ne couvre que la partie inférieure du sein. En s’examinant dans le grand miroir du magasin, elle se sentit un peu nue et pas très sûre de ce qui se passerait si elle se penchait un peu trop en avant. Mais la vendeuse lui garantit que le nouveau soutien-gorge resterait bien en place, malgré son absence d’épaulettes.
Tandis qu’elle s’examinait dans l’intimité du salon d’essayage, Juliana s’accordait juste un peu au-dessus du bout du sein, mais pas un millimètre de plus. Les soutiens-gorge coûtaient aussi une somme coquette. Également d’importation, lui expliqua la vendeuse, et faits à la main. Elle lui montra une robe de sport, des shorts, des costumes de bain, une robe de plage en tissu éponge ; mais, immédiatement, Joe commença à s’agiter. Ils partirent donc.
— Tu ne trouves pas que je vais être formidable ? dit-elle pendant que Joe chargeait les paquets dans la voiture.
— Oui, répondit-il d’un air préoccupé. En particulier avec cette robe bleue. Tu la mettras quand nous irons là-bas, chez Abendsen ; tu comprends ?
Ce dernier mot était dit d’une voix rude, comme s’il s’était agi d’un ordre ; elle en fut surprise.
— Je fais un quarante ou un quarante-deux, dit-elle en entrant dans la boutique suivante. La vendeuse sourit aimablement et les accompagna à l’endroit où les robes étaient pendues. De quoi avait-elle encore besoin ? Juliana se le demandait. Mieux valait acheter le plus de choses possible tant qu’elle le pouvait ; elle parcourut des yeux, très rapidement, les blouses, les jupes, les tricots, les pantalons, les manteaux. Oui, un manteau.
— Joe, dit-elle, il me faut un manteau long. Mais pas en drap.
Ils transigèrent pour un manteau en fibre synthétique de provenance allemande ; c’était plus solide et moins cher que la vraie fourrure. Mais elle se sentait déçue. Elle se réconforta en regardant les bijoux. Mais c’était une abominable camelote dépourvue de toute imagination et de toute originalité.
— Il me faut quelques bijoux, expliqua-t-elle à Joe. Des boucles d’oreilles, au moins. Ou une broche – pour mettre avec la robe bleue.
Elle l’entraîna le long du trottoir jusqu’à une boutique de bijoutier. Puis, soudain, se sentant coupable, elle se souvint :
— Et tes vêtements ? Il faut que nous allions faire des achats pour toi, à présent.
Pendant qu’elle regardait les bijoux, Joe alla se faire couper les cheveux. Quand elle le vit revenir une demi-heure plus tard, elle fut stupéfaite ; non seulement il s’était fut couper les cheveux aussi ras que possible, mais encore il s’était fait teindre. Elle avait peine à le reconnaître ; il était blond. Mon Dieu ! se dit-elle en le regardant. Mais pourquoi ?
— J’en ai assez d’être un Rital, dit-il avec un haussement d’épaules.
Ce fut tout ce qu’il consentit à dire ; ils entrèrent dans un magasin de vêtements pour hommes mais il refusa de discuter.
Ils achetèrent un costume bien coupé en dacron, la nouvelle fibre synthétique Du Pont. Des chaussettes, du linge de corps et une paire d’élégantes chaussures à bouts pointus. Et quoi maintenant ? se demandait Juliana. Des chemises. Et des cravates. Avec l’aide du vendeur, elle choisit deux chemises blanches avec des poignets mousquetaire, plusieurs cravates de fabrication française, et une paire de boutons de manchettes en argent. Il ne fallut pas plus de quarante minutes pour faire tous ces achats ; elle était étonnée de la facilité avec laquelle cela s’était fait, en comparaison du mal qu’il avait fallu se donner pour elle.
À son avis, le costume de Joe avait besoin de retouches. Mais Joe avait recommencé à s’impatienter ; il paya la note avec les billets de la Reichsbank qu’il avait sur lui. Je sais une chose qui manque encore, pensa Juliana. Un nouveau porte-billets. Avec le vendeur, elle choisit pour lui un porte-billets en crocodile noir, c’était cela qu’il lui fallait. Ils quittèrent le magasin et retournèrent à la voiture ; il était 4 heures et demie et les achats étaient terminés, du moins en ce qui concernait Joe.
— Tu ne veux pas faire rétrécir un peu la ceinture ? demanda-t-elle, tandis qu’ils reprenaient leur place dans le flot de voitures qui s’en allait vers le centre de Denver. À ton costume, je veux dire ?
— Non.
Son intonation, brutale et impersonnelle, la fit sursauter.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? J’ai acheté trop de choses ?
Je sais que c’est cela, se disait-elle, j’ai trop dépensé.
— Je pourrai rendre quelques-unes de ces jupes.
— Allons dîner, dit-il.
— Oh ! Dieu ! s’écria-t-elle, je sais ce que j’ai oublié : des chemises de nuit.
Il lui lança un coup d’œil féroce.
— Tu veux que je m’achète quelques jolis pyjamas ? dit-elle. Comme ça je serai toute pimpante et…
— Non, dit-il en secouant la tête. N’y pense plus. Cherchons un endroit pour dîner.
— Nous allons d’abord aller retenir une chambre à l’hôtel, dit-elle d’une voix calme. Comme cela nous pourrons nous changer. Ensuite nous irons dîner.
Et mieux vaut que ce soit un très bon hôtel, se disait-elle, ou bien tout sera complet. Surtout à une heure aussi tardive. Et nous demanderons à l’hôtel de nous indiquer le meilleur endroit pour dîner à Denver. Ainsi que le nom d’un cabaret où nous puissions voir une pièce comme on n’en voit qu’une fois dans sa vie, avec non pas des artistes locaux, mais quelques grandes vedettes d’Europe comme Eleanor Perez ou Willie Beck. Je sais que certains grands artistes de la UFA viennent à Denver, je l’ai lu dans la publicité. Et je ne me dérangerai pas pour moins que cela.
Tandis qu’ils étaient à la recherche d’un bon hôtel, Juliana ne cessait d’examiner l’homme qui était à côté d’elle. Avec ses cheveux courts et blonds, ses vêtements neufs, ce n’était plus la même personne. Est-ce que je l’aime mieux ainsi ? C’était difficile à dire. Et moi – quand j’aurai pu trouver le moyen de me faire coiffer, nous serons deux personnes différentes, pour ainsi dire. Créées à partir de rien, ou plutôt, à partir d’une jolie somme d’argent. Mais il faut que je puisse aller chez le coiffeur.
Ils trouvèrent dans le quartier des affaires de Denver un hôtel vaste et imposant ; un portier en uniforme s’occupa de faire garer leur voiture. C’était ce qu’elle voulait. Un chasseur – en réalité un homme mûr, mais revêtu de l’uniforme marron – s’empressa de porter leurs paquets et leurs valises, sans rien leur laisser à faire que de grimper les larges marches recouvertes de tapis, sous un vélum, de franchir les portes d’acajou et de glaces et d’entrer dans le hall.
De chaque côté de ce hall se trouvaient des stands où l’on vendait des fleurs, des cadeaux, de la confiserie, où l’on pouvait envoyer un télégramme, réserver des places d’avion. Au bureau, devant les ascenseurs, c’était la bousculade des voyageurs. Il y avait des plantes vertes dans d’énormes pots et sous leurs pieds, une moquette épaisse et moelleuse… Elle respirait cette atmosphère d’hôtel, elle regardait tous ces gens, cette agitation. Des enseignes au néon indiquaient la direction du restaurant de l’hôtel, du foyer, du snack-bar. C’est à peine si elle eut le temps de tout voir pendant qu’ils traversaient le hall pour arriver jusqu’au bureau de la réception.
Il y avait même une librairie.
Pendant que Joe signait sur le registre, elle s’excusa pour aller voir si elle n’y trouvait pas La sauterelle. Oui, le livre était là, il y avait une grande pile d’exemplaires, avec un dépliant qui montrait à quel point cet ouvrage était populaire et important et qui soulignait le fait qu’il était, bien entendu, interdit dans les régions soumises à la loi allemande. Une dame entre deux âges, souriante, tout à fait le genre grand-mère, s’occupa d’elle ; le livre coûtait près de quatre dollars, ce qui parut énorme à Juliana, mais elle paya au moyen d’un billet de la Reichsbank qu’elle sortit de son sac tout neuf, et elle s’en fut vite rejoindre Joe.
Le chasseur, portant leurs bagages, leur montrait le chemin ; ils le suivirent dans l’ascenseur, jusqu’au second étage, puis le long du couloir – silencieux, chaud, recouvert de tapis – jusqu’à leur chambre, superbe, à couper le souffle. Le chasseur leur ouvrit la porte, apporta tout à l’intérieur, arrangea la fenêtre et les lumières ; Joe lui donna un pourboire, le congédia, et referma la porte derrière lui.
Tout se déroulait exactement comme elle l’avait souhaité.
— Combien de temps allons-nous rester à Denver ? demanda-t-elle à Joe, qui avait commencé à défaire les paquets sur le lit. Avant que nous montions à Cheyenne ?
Il ne répondit pas ; il paraissait très absorbé par le contenu de sa valise.
— Un jour ou deux ? demanda-t-elle en retirant son manteau neuf. Crois-tu que nous pourrions rester trois jours ?
Joe leva la tête et répondit :
— Nous partons ce soir.
Elle ne comprit pas tout de suite ; ensuite, elle ne voulut pas le croire. Elle le regardait et il la regardait à son tour d’un air narquois, presque méprisant ; son visage était contracté dans un rictus affreux, elle n’avait jamais vu personne dans un pareil état de tension. Il ne bougeait pas ; il semblait figé sur place, paralysé, penché sur sa valise, fourrageant dans ses vêtements.
— Après avoir dîné, ajouta-t-il.
Elle ne savait que penser et ne trouvait rien à dire.
— Ainsi, mets donc ta robe bleue qui a coûté si cher, dit-il, la seule que tu aimes, celle qui est vraiment bien… tu comprends ? (Il se mit alors à déboutonner sa chemise :) Je vais me raser et prendre une bonne douche chaude.
Il parlait d’une manière automatique, comme à travers un instrument, à des kilomètres de distance ; puis, d’une démarche raide il s’en alla jusqu’à la salle de bains.
Au prix de mille difficultés, elle réussit tout de même à dire :
— Il est trop tard ce soir.
— Non. Nous aurons fini de dîner vers 5 heures et demie, 6 heures au plus tard. Nous pouvons être à Cheyenne en deux heures ou deux heures et demie. Ça ne fera que 8 heures et demie. Disons 9 heures au plus tard. Nous pouvons téléphoner d’ici, dire à Abendsen que nous arrivons, lui expliquer la situation. Ça fera une certaine impression, un appel à longue distance. Dire quelque chose comme ça : nous allons en avion sur la côte Ouest ; nous ne sommes à Denver que pour la soirée. Nous sommes tellement enthousiasmés par son livre que nous allons nous rendre en voiture jusqu’à Cheyenne et revenir ici cette nuit, simplement pour le cas où, par hasard…
— Pourquoi ? dit-elle en l’interrompant.
Les larmes lui vinrent aux yeux, elle se mit à serrer les poings, les pouces à l’intérieur, comme lorsqu’elle était enfant ; elle sentait sa mâchoire trembler, et quand elle se mit à parier, on pouvait à peine l’entendre.
— Je ne veux pas aller le voir ce soir ; je n’y vais pas. Je ne veux pas du tout, même pas demain. Je veux voir ce qu’il y a à voir ici. Comme tu me l’avais promis.
Tandis qu’elle parlait, sa terreur revenait, s’installait en elle, cette sorte de panique aveugle bien particulière qui la quittait rarement, même pendant leurs moments les plus heureux. Cette terreur prenait le dessus et la faisait agir ; elle provoquait des tressaillements dans son visage, elle apparaissait si nettement qu’on ne pouvait pas ne pas la remarquer.
— On va appeler d’ici et ensuite, en revenant… nous pourrons aller voir les curiosités de Denver.
Il parlait d’un air raisonnable, mais d’une voix morne et comme s’il avait récité une leçon.
— Non, dit-elle.
— Mets cette robe bleue.
Il fouilla dans les paquets jusqu’à ce qu’il trouve le carton le plus grand. Il ôta soigneusement la ficelle, sortit la robe, l’étendit bien proprement sur le lit ; il prenait son temps.
— Ça va ? Tu vas être du tonnerre. Écoute-moi, nous allons acheter une bouteille de scotch de première qualité et l’emporter avec nous. Du Vat 69.
Frank, se disait-elle. Viens à mon secours. Je suis dans une situation à laquelle je ne comprends rien.
— C’est beaucoup plus loin que tu ne crois, dit-elle. J’ai regardé la carte. Il sera vraiment tard quand nous arriverons, plus près de 11 heures ou même peut-être minuit passé.
— Mets la robe ou je te tue, dit-il.
Elle ferma les yeux et éclata d’un rire nerveux. Mon entraînement, se disait-elle. Il était réel, après tout ; maintenant, nous allons voir. Peut-il me tuer ou bien puis-je pincer un nerf dans son dos et le paralyser pour la vie ? Mais il a combattu ces commandos anglais ; il est passé par là, il y a bien des années.
— Je sais que tu peux éventuellement me laisser tomber, dit Joe. Ou peut-être pas.
— Non pas te laisser tomber, dit-elle. T’estropier définitivement. Ça, je peux réellement le faire. J’ai vécu sur la côte Ouest. Les Japonais m’ont appris, là-haut, à Seattle. Si tu y tiens, tu vas à Cheyenne et tu me laisses ici. N’essaie pas de m’obliger. J’ai peur de toi et j’essaierai. (Sa voix se brisait.) Si tu t’approches, j’essaierai de te faire très mal.
— Oh ! allons… mets cette satanée robe ! Pourquoi toutes ces histoires ? Tu dois être folle de parler comme cela de tuer et d’estropier, simplement parce que je veux que tu sautes dans la voiture après le dîner et que tu prennes avec moi l’autoroute pour aller voir ce type dont le livre…
On frappa à la porte. Joe se précipita pour ouvrir. Un garçon en livrée se trouvait dans le couloir.
— C’est pour le service du valet de chambre, monsieur. Vous avez demandé quelque chose au bureau.
— Oh ! oui, dit Joe, en allant jusqu’au lit. (Il prit les chemises neuves qu’il venait d’acheter et les apporta au chasseur.) Pouvez-vous les rapporter dans une demi-heure ?
— Juste effacer les faux plis au fer ? dit le garçon en les examinant. Pas les laver. Oui, je suis sûr qu’on pourra, monsieur.
Tandis que Joe refermait la porte, Juliana dit :
— Comment savais-tu qu’on ne peut pas porter une chemise blanche neuve sans la faire repasser ?
Il se contenta de hausser les épaules.
— J’avais oublié, dit Juliana, et une femme doit savoir… quand on les sort de la cellophane, elles sont toutes froissées.
— Quand j’étais plus jeune, je m’habillais et je sortais énormément.
— Comment savais-tu que l’hôtel avait un service de valets ? Je l’ignorais. T’es-tu vraiment fait couper les cheveux et teindre ? Je crois que tes cheveux ont toujours été blonds et que tu portais une perruque. Ce n’est pas cela ?
Il haussa les épaules encore une fois.
— Tu dois être un homme de la S.D., dit-elle. Qui se fait passer pour un Rital chauffeur de camion. Tu ne t’es jamais battu en Afrique du Nord, n’est-ce pas ? Tu dois être venu ici pour tuer Abendsen ; ce n’est pas ça ? Je sais que c’est cela. Je suis plutôt idiote, je crois.
Elle se sentait prise de court, à bout d’arguments.
Au bout d’un instant, Joe se remit à parler :
— Bien sûr que je me suis battu en Afrique du Nord. Peut-être pas dans la batterie de Pardi. Avec les Brandebourgeois. (Il ajouta :) Commando de la Wehrmacht. Infiltrés dans le quartier général britannique. Je ne vois pas la différence que cela peut faire ; nous avons vu beaucoup de combats. Et j’ai été au Caire ; j’ai été cité et j’ai eu la médaille. Caporal.
— Ce stylo est bien une arme ?
Il ne répondit pas.
— Une bombe ! (Elle s’en rendit subitement compte, et elle dit à haute voix :) Une espèce de bombe piégée, avec un circuit qui la fait exploser lorsqu’on y touche.
— Non, dit-il. Ce que tu as vu est un poste émetteur-récepteur de 2 watts. Je peux ainsi garder le contact par radio. Pour le cas où il y aurait une modification dans le plan, en rapport avec la situation politique qui change tous les jours à Berlin.
— Tu vérifies avec eux juste avant de le faire. Pour être sûr.
Il fit signe que oui.
— Tu n’es pas italien ; tu es allemand.
— Suisse.
— Mon mari est juif.
— Je me moque bien de ce qu’est ton mari. Tout ce que je veux que tu fasses, c’est de mettre cette robe et de te préparer pour que nous puissions aller dîner. Arrange tes cheveux d’une façon ou d’une autre ; j’aurais voulu que tu puisses aller chez le coiffeur. Le salon de soins de beauté de l’hôtel est peut-être encore ouvert. Tu pourrais faire cela pendant que j’attends mes chemises et que je prends ma douche.
— Comment est-ce que tu vas le tuer ?
— S’il te plaît, dit Joe, mets cette robe neuve, Juliana. Je vais téléphoner en bas et me renseigner pour la coiffeuse.
Il se dirigeait vers le téléphone de la chambre.
— Pourquoi as-tu besoin de moi avec toi ?
Tout en formant le numéro, Joe répondit :
— Nous avons un dossier sur Abendsen ; il semble attiré par un certain genre de fille brune et sensuelle. Le type levantin ou méditerranéen.
Pendant que Joe parlait aux gens de l’hôtel, elle s’étendit sur le lit. Elle ferma les yeux et s’abrita le visage derrière son bras replié.
— Ils ont bien une coiffeuse, dit Joe après avoir raccroché. Et elle peut te prendre tout de suite. Tu descends au salon de coiffure, c’est à l’entresol.
Il lui tendait quelque chose ; elle vit en ouvrant les yeux que c’étaient encore des billets de la Reichsbank.
— Pour la coiffeuse.
— Laisse-moi rester étendue ici. Veux-tu, s’il te plaît ?
Il la regarda avec une expression de grande curiosité et l’air préoccupé.
— Seattle est ce qu’aurait été San Francisco, dit-elle, s’il n’y avait pas eu le Grand Incendie. De vraies maisons anciennes en bois, quelques-unes en briques, et aussi accidenté que San Francisco. Les Japonais qui habitent là sont revenus en arrière, à une époque très antérieure à la guerre. Ils ont tout un quartier d’affaires, et des maisons, des magasins et toutes sortes de choses, tout cela très vieux. C’est un port. Le vieux Japonais qui m’a appris – j’y ai été avec un type de la marine marchande et pendant que j’étais là, j’ai commencé à prendre ces leçons. Minoru Ichoyasu ; il portait un veston et une cravate. Il était aussi rond qu’un yo-yo. Il donnait ses leçons dans le haut d’un immeuble de bureaux japonais ; il avait sur sa porte une inscription en lettres d’or à l’ancienne mode et un salon d’attente comme celui d’un dentiste. Avec des numéros du National Géographie Magazine.
Joe se pencha sur elle, lui prit le bras et l’obligea à s’asseoir ; il la soutenait, il la faisait se relever.
— Que se passe-t-il ? Tu fais comme si tu étais malade.
Il la regardait, il cherchait à lire sur son visage.
— Je meurs, dit-elle.
— C’est simplement une crise d’angoisse. Est-ce que ça ne t’arrive pas tout le temps ? Je vais te chercher un calmant à la pharmacie de l’hôtel. Du Gardenal ? Qu’en penses-tu ? Et nous n’avons rien mangé depuis ce matin 10 heures. Tu vas aller très bien. Quand nous arriverons chez Abendsen, tu n’auras rien à faire qu’à rester là à côté de moi ; c’est moi qui parlerai. Tu n’auras qu’à sourire et à te montrer aimable avec moi et avec lui ; rester avec lui et lui faire la conversation, pour qu’il reste avec nous, qu’il ne s’en aille pas autre part. Quand il te verra, je suis certain qu’il nous laissera entrer, surtout avec cette robe de coupe italienne. Moi-même, à sa place, je te laisserais entrer.
— Laisse-moi aller dans la salle de bains, dit-elle. Je suis malade. S’il te plaît. (Elle se débattait pour se dégager.) Je vais être malade… Laisse-moi m’en aller…
Il la lâcha ; elle traversa la chambre, entra dans la salle de bains et referma la porte.
Je peux le faire, se dit-elle. Elle donna de la lumière, elle en fut éblouie. Elle cligna des yeux. Je peux le trouver. Dans l’armoire à pharmacie, il y avait en cadeau de la direction de l’hôtel, des lames de rasoir, du savon, du dentifrice. Elle ouvrit le paquet de lames. À un seul tranchant, c’est cela. Elle sortit une lame bleu foncé toute neuve, enduite de graisse.
L’eau coulait dans la douche. Elle y entra… Bon Dieu ! elle avait ses vêtements sur elle. Fichus. Sa robe lui collait sur le corps. Ses cheveux ruisselaient. Horrifiée, elle trébucha, tomba à moitié, chercha à sortir à tâtons. L’eau coulait de ses bas… elle se mit à crier.
Joe la trouva debout à côté du siège des W.-C. Elle avait ôté son costume tout mouillé, fichu. Elle était nue, appuyée sur un bras, penchée, essayant de se remettre.
— Mon Dieu ! lui dit-elle quand elle s’aperçut qu’il était là, je ne sais pas quoi faire. Mon costume de jersey est perdu. C’est de la laine. (Elle désignait du doigt un tas de vêtements trempés.)
Il paraissait assez frappé, mais il lui dit avec calme :
— Eh bien, de toute façon, tu ne devais pas porter cette robe ce soir.
Il l’essuya avec une serviette-éponge de l’hôtel, la fit sortir de la salle de bains pour la ramener dans la chambre bien chaude, au sol recouvert d’un tapis.
— Mets quelque chose sur toi et je fais monter la coiffeuse ; il n’y a rien d’autre à faire.
Il prit de nouveau le téléphone et se mit à composer un numéro.
— Qu’est-ce que tu m’as pris en fait de pilules ? demanda-t-elle quand il eut fini de téléphoner.
— J’ai oublié. Je descends à la pharmacie. Non, attends ; j’ai quelque chose. Du Nembutal ou une saloperie du même genre.
Il courut à sa valise et se mit à fouiller.
Il lui tendit deux capsules jaunes. Elle hésitait à les prendre. Elle dit :
— Ça ne va pas me tuer ?
— Quoi ? demanda-t-il, le visage contracté.
Faire pourrir le bas de mon corps, se disait-elle. Me dessécher l’entrejambe.
— Je veux dire, dit-elle en s’observant, ça ne va pas m’abrutir complètement ?
— Non. C’est un produit de l’A.G. Chemie qu’ils m’ont envoyé de chez moi. J’en prends quand je ne peux pas dormir. Je vais te chercher un verre d’eau.
Il partit en courant.
La lame, se dit-elle. Je l’ai avalée ; elle est en train de me couper entièrement, irrémédiablement. C’est la punition. Mariée à un Juif et vivant en concubinage avec un tueur de la Gestapo. Elle sentait de nouveau les larmes lui venir aux yeux, des larmes brûlantes. Pour tout ce que j’ai fait. Désemparée.
— Allons, dit-elle en se levant. La coiffeuse.
— Tu n’es pas habillée ! (Il la fit avancer, s’asseoir, essaya de lui mettre une culotte, mais sans aucun succès.) Il faut que je te fasse coiffer, dit-il sur un ton désespéré. Où est cette Hur, cette femme ?
Elle parlait lentement, elle avait de la peine à articuler. Avaler ces pilules. Probablement de l’essence de térébenthine. Tout cela se mélange pour former un produit corrosif qui me rongera les tripes à jamais. Joe baissait les yeux sur elle et blêmissait. Il doit lire en moi, se disait-elle. Il lit dans ma tête avec sa machine, bien que je ne puisse pas la trouver.
— Ces pilules, dit-elle, elles brouillent tout et me font perdre la tête.
— Tu ne les as pas prises, dit-il.
Il désignait le poing fermé de Juliana ; elle s’aperçut en effet qu’elle les tenait toujours.
— Tu es une malade mentale, dit-il. (Il s’était transformé en une masse inerte, lourde, lente.) Tu es très malade. Nous ne pouvons pas partir.
— Pas de médecin, dit-elle. Je vais aller très bien.
Elle s’essaya à sourire ; elle surveillait son visage à lui, pour voir à son expression si elle parvenait à sourire. Une réflexion de son cerveau à lui, il pourrit mes pensées.
— Je ne peux pas t’emmener chez les Abendsen, dit-il. Pas maintenant, en tout cas. Demain. Tu iras peut-être mieux. Nous essaierons demain. Il le faut.
— Est-ce que je peux retourner dans la salle de bains ?
Il avait une expression tendue, il approuva d’un signe de tête, en l’ayant à peine entendue. Elle retourna dans la salle de bains ; elle referma la porte. Dans l’armoire à pharmacie, une autre lame, qu’elle saisit dans la main droite. Elle ressortit.
— Au revoir ! dit-elle.
Au moment où elle ouvrait la porte donnant sur le couloir, il l’empoigna sauvagement.
Zzitt !
— C’est terrible, dit-elle. Ils violent. Je devrais le savoir.
Prête à recevoir les voleurs, les rôdeurs nocturnes ; je peux certainement les maîtriser. Où est parti celui-ci ?
— Laisse-moi passer, dit-elle, ne me barre pas le chemin à moins que tu ne veuilles une leçon. Cependant, seulement les femmes…
Elle alla ouvrir la porte en tenant la lame en l’air. Joe s’assit sur le plancher, les mains crispées sur sa gorge. Position pour bain de soleil.
— Au revoir, dit-elle.
Et elle referma la porte derrière elle. Le couloir tiède aux tapis cloués.
Une femme en blouse blanche, chantonnant, ou chantant même, avançait tête baissée en poussant une petite voiture. Elle regardait les numéros des chambres d’un air hébété. Arrivée devant Juliana, elle leva la tête, ses yeux devinrent tout ronds, elle resta bouche bée.
— Oh ! trésor ! dit-elle. Vous êtes ronde ! Vous avez besoin de beaucoup plus que d’une coiffeuse. Vous allez rentrer tout de suite dans votre chambre et enfiler quelques vêtements avant qu’on vous mette à la porte de cet hôtel. Doux Seigneur ! (Elle ouvrit la porte derrière Juliana.) Demandez à votre homme de vous dessaouler et au service des étages de vous faire monter du café bien chaud. Allons, maintenant, s’il vous plaît, rentrez dans votre chambre.
La femme poussa Juliana à l’intérieur de la chambre, claqua la porte derrière elle, et l’on entendit s’éloigner la petite voiture.
La coiffeuse. Juliana avait compris. Elle baissa les yeux et s’aperçut qu’elle n’avait rien sur elle. Cette femme avait raison.
— Joe, dit-elle, ils ne veulent pas de moi. (Elle trouva le lit, sa valise, l’ouvrit, en sortit des vêtements. Du linge, une blouse, une jupe… une paire de souliers plats.) Fais-moi revenir à moi, dit-elle. (Elle découvrit un peigne, se démêla rapidement, puis se brossa les cheveux.) Quelle histoire ! Cette femme était derrière la porte, elle allait frapper. (Elle se leva et partit à la recherche d’un miroir :) C’est mieux ? (Le miroir était sur la porte de la penderie ; elle se retourna, se dressa sur la pointe des pieds, se balança sur les hanches.) Je suis tellement embarrassée, dit-elle en le cherchant du regard. C’est à peine si je sais ce que je fais. Tu as dû me donner quelque chose ; je ne sais pas ce que c’est, mais ça m’a rendue malade, au lieu de me faire du bien.
Toujours assis par terre, serrant son cou, Joe dit :
— Écoute. Tu es très forte. Tu m’as coupé l’aorte. L’artère qui est dans mon cou.
Elle pouffa et se donna de la main une petite claque sur la bouche.
— Oh, mon Dieu ! Quel monstre tu fais ! Tu emploies tous les mots à tort et à travers. L’aorte est dans la poitrine ; tu veux parler de la carotide.
— Si je lâche, dit-il, je serai saigné à blanc dans deux minutes. Tu le sais. Alors, fais-moi venir un secours quelconque, un médecin ou une ambulance. Tu m’as compris ? Tu as l’intention de le faire ? Évidemment. Très bien… tu appelles ou tu vas chercher quelqu’un ?
— J’ai l’intention de le faire, dit-elle après avoir réfléchi.
— Bon, dit-il. D’une façon ou d’une autre, fais-moi venir quelqu’un. Pour me tirer de là.
— Vas-y toi-même.
— Je ne l’ai pas complètement refermée. (Le sang coulait entre ses doigts et le long de son poignet, faisait une mare sur le sol.) Je n’ose pas bouger. Il faut que je reste ici.
Elle mit son manteau neuf, ferma son sac neuf fait à la main, ramassa sa valise et autant de paquets qu’elle put parmi ceux qui lui appartenaient ; en particulier, elle s’assura qu’elle avait bien pris le grand carton et la robe italienne qu’elle avait soigneusement repliée dedans. En ouvrant la porte elle se retourna vers lui.
— Peut-être que je pourrai leur dire en bas, au bureau, dit-elle.
— C’est cela, répondit-il.
— Très bien, je les préviendrai. Ne me cherche pas à l’appartement de Canon City parce que je n’y retourne pas. Et j’ai la plus grande partie de ces billets de la Reichsbank, si bien que je ne suis pas en trop mauvaise posture, malgré tout. Adieu. Je regrette.
Elle ferma la porte, courut dans les couloirs aussi vite qu’elle put, en portant sa valise et ses paquets.
À l’ascenseur, un homme d’affaires âgé et bien vêtu, ainsi que sa femme, l’aidèrent ; ils portèrent ses paquets et en bas, dans le hall, ils en chargèrent un chasseur.
— Merci, leur dit Juliana.
Lorsque le chasseur lui eut porté sa valise et ses paquets à travers le hall et jusqu’à la grande porte, sur le trottoir, elle trouva un employé de l’hôtel qui lui expliqua comment elle pourrait récupérer sa voiture. Elle se trouva bientôt au sous-sol de l’hôtel, dans la fraîcheur du garage en ciment, en attendant que le préposé lui amène sa Studebaker. Elle prit de la monnaie dans son sac et elle donna un pourboire à l’employé ; peu après elle gravissait une rampe baignée dans une lumière jaune, enfilait une rue sombre, avec seulement les phares des voitures, et les enseignes au néon, lointaines.
Le portier en uniforme de l’hôtel chargea lui-même sa valise et ses paquets dans le coffre arrière de la voiture et lui sourit d’un air si cordial et si encourageant qu’elle lui donna un énorme pourboire avant de s’éloigner. Personne ne tenta de l’arrêter, ce qui la surprit ; personne ne sourcilla. Je pense qu’ils savent qu’il paiera, c’est sûrement cela, se dit-elle. Ou bien peut-être a-t-il déjà réglé la note en retenant la chambre.
À un feu rouge, elle se dit soudain qu’elle n’avait rien dit au bureau au sujet de Joe qui était assis par terre dans la chambre et qui avait besoin d’un médecin. Il était toujours là à attendre là-haut, jusqu’à la fin du monde, ou bien jusqu’à ce que les femmes de ménage arrivent à un moment quelconque le lendemain. Je ferais mieux de revenir, se disait-elle, ou de téléphoner. De m’arrêter à une cabine publique.
C’est tellement bête, songeait-elle en conduisant toujours, et en cherchant un endroit pour téléphoner. Qui aurait cru cela il y a une heure ? Quand nous avons retenu la chambre, fait notre shopping… nous allions nous habiller, sortir pour dîner ; nous serions peut-être même allés dans ce night-club. Elle s’aperçut qu’elle s’était mise à pleurer. Elle conduisait et les larmes lui coulaient des yeux, tombaient sur sa blouse. Dommage que je n’aie pas consulté l’Oracle ; il aurait su et m’aurait mise en garde. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? J’aurais pu l’interroger à n’importe quel moment, à n’importe quel endroit au cours du voyage ou même avant notre départ. Elle se mit à gémir malgré elle ; le bruit, un hurlement qu’elle ne s’était jamais entendu proférer jusque-là, la terrifia, mais elle ne pouvait s’en empêcher, même en serrant les dents. Une modulation, un chant, une plainte qui s’élevait et passait par son nez.
Quand elle eut arrêté la voiture, elle ne coupa pas le moteur, elle était toute frissonnante, les mains enfouies dans les poches de son manteau. Seigneur ! se disait-elle en elle-même. Eh bien ! je crois que c’est là le genre de choses qui peuvent arriver. Elle descendit de voiture et sortit la valise du coffre ; elle l’ouvrit sur le siège arrière et fouilla dans les vêtements et les chaussures jusqu’à ce qu’elle ait trouvé les deux volumes noirs de l’oracle. Là, sur le siège arrière, le moteur tournant toujours, à la lumière d’un grand magasin, elle commença à lancer trois pièces de monnaie de l’État des Montagnes Rocheuses. Que vais-je faire ? demanda-t-elle. Dites-moi ce que je dois faire, je vous en prie.
Hexagramme Quarante-deux. L’augmentation, avec des vers mobiles dans les deuxième, troisième, quatrième places et la place du haut ; donc, changement en Hexagramme. Quarante-trois, la Percée. Elle parcourut le texte avec avidité, se gravant dans l’esprit les étapes successives de sa signification, en faisant la synthèse. Dieu ! la situation était exactement décrite – un miracle de plus. Tout ce qui était arrivé, était là sous ses yeux, reproduit, schématique :
Il est avantageux
d’entreprendre quelque chose.
Il est avantageux de traverser les grandes eaux.
Un voyage, pour aller faire quelque chose d’important, ne pas rester sur place. Ses lèvres bougeaient, elles cherchaient…
Quelqu’un l’augmente certainement.
Dix couples de tortues ne peuvent pas s’opposer à lui.
Une persévérance durable apporte la fortune.
Le roi le présente devant Dieu. Fortune.
Maintenant le six dans le troisième. En lisant, elle avait la tête qui lui tournait :
On se trouve augmenté par des expériences malheureuses.
Pas de blâme si tu es sincère,
que tu marches au milieu
et fais au prince un rapport muni d’un sceau.
Le prince… cela désignait Abendsen. Le sceau, l’exemplaire neuf de son livre. Les expériences malheureuses – l’oracle savait ce qui lui était arrivé, la chose affreuse avec Joe – qu’il fût Joe ou quelqu’un d’autre. Elle lut le six à la quatrième place :
Si tu marches au milieu
et que tu fasses un rapport au prince,
il suivra.
Il est avantageux d’être employé lors du transfert de la capitale.
Il faut que j’aille là-bas, se disait-elle, même si Joe ne me poursuit pas. Elle dévora la dernière ligne mobile, le neuf en haut :
Il ne procure d’augmentation à personne.
Quelqu’un assurément le frappe.
Il ne conserve pas son cœur constamment ferme.
Infortune.
Dieu, se disait-elle ; l’oracle veut dire le tueur, les gens de la Gestapo – il me dit que Joe ou bien quelqu’un dans son genre, quelqu’un d’autre va aller là-bas pour tuer Abendsen. Rapidement, elle tourna la page jusqu’à l’Hexagramme Quarante-trois. Le Jugement :
On doit résolument faire savoir la chose
à la cour du roi.
Elle doit être annoncée conformément à la vérité.
Danger.
On doit informer sa propre ville.
Il n’est pas avantageux de recourir aux armes.
Il est avantageux d’entreprendre quelque chose.
Il est donc inutile de retourner à l’hôtel et d’avoir une certitude en ce qui le concerne, se dit-elle. C’est sans espoir, car on en enverra d’autres. De nouveau l’Oracle le dit, en insistant encore davantage : monter à Cheyenne et mettre Abendsen en garde, malgré le danger que cela représente pour moi. Je dois lui apporter la vérité.
Elle referma le volume.
Elle se mit au volant et reprit sa place dans le flot de la circulation. Elle eut bientôt trouvé son chemin pour sortir de la partie commerçante de Denver et pour gagner l’autoroute se dirigeant vers le nord ; elle allait aussi vite que sa voiture le lui permettait, le moteur faisait un étrange ronflement qui secouait le volant, son siège, faisait vibrer la boîte à gants.
Que Dieu soit remercié pour avoir créé le Todt et ses autoroutes, se disait-elle tandis qu’elle fonçait dans l’obscurité sans voir autre chose que ses propres phares et les lignes blanches délimitant les couloirs de circulation.
Elle creva et, à 10 heures du soir, elle n’avait pas encore atteint Cheyenne, si bien qu’elle n’avait rien d’autre à faire que de quitter l’autoroute et de chercher un endroit pour passer la nuit.
À une sortie de l’autoroute, elle vit devant un panneau indicateur : GREELEY, HUIT KILOMÈTRES. Quelques minutes plus tard, elle roulait dans la rue principale de Greeley en se disant qu’elle repartirait le lendemain matin. Elle aperçut plusieurs motels avec leur enseigne lumineuse indiquant qu’ils avaient de la place, il n’y avait donc aucun problème. Ce que je dois faire, se dit-elle, c’est appeler Abendsen dès ce soir pour dire que j’arrive.
Après s’être égarée, elle sortit péniblement de la voiture, heureuse de pouvoir un peu se détendre les jambes. Toute la journée sur la route, depuis 8 heures du matin. Un peu plus loin, le long du trottoir, on apercevait un drugstore ouvert toute la nuit ; les mains dans les poches de son manteau, elle alla dans cette direction ; dès qu’elle fut enfermée dans la cabine téléphonique, elle demanda les renseignements de Cheyenne.
Ils figuraient – Dieu merci – sur l’annuaire. Elle mit les pièces dans la fente et la téléphoniste appela.
— Allô ! dit bientôt une voix de femme, forte, assez agréable, assez jeune.
— Mrs Abendsen ? dit Juliana. Puis-je parler à Mr Abendsen ?
— De la part de qui, s’il vous plaît ?
— J’ai lu son livre, répondit Juliana, et j’ai fait dans la journée en voiture tout le chemin depuis Canon City, dans le Colorado. Je suis en ce moment à Greeley. J’espérais pouvoir arriver chez vous ce soir, mais ce n’est pas possible, si bien que je voudrais savoir si je peux le voir demain à une heure quelconque.
Au bout d’un moment, Mrs Abendsen dit d’une voix toujours aimable :
— En effet, il est trop tard ; nous nous couchons de très bonne heure. Y avait-il une raison particulière pour laquelle vous vouliez voir mon mari ? Il travaille énormément en ce moment.
— Je voulais lui parler, dit-elle.
Elle entendait sa voix qu’elle trouvait terne et sans résonance ; elle contemplait le mur de la cabine, incapable de trouver quelque chose d’autre à dire – elle avait mal partout, elle avait un mauvais goût dans la bouche et les muqueuses sèches. De l’autre côté, elle voyait servir des milk shakes à des jeunes gens de moins de vingt ans. Elle aurait voulu être avec eux ; elle faisait à peine attention à ce que Mrs Abendsen lui répondait. Elle avait envie d’une boisson rafraîchissante et glacée, et, pour aller avec cela, quelque chose comme un sandwich au poulet.
— Hawthorne travaille à des heures très variables, disait Mrs Abendsen de sa voix gaie et alerte. Si vous venez ici demain, je n’ose rien vous promettre parce qu’il peut être pris du début à la fin de la journée. Mais si c’est bien entendu avant que vous vous embarquiez…
— Oui, dit-elle en l’interrompant.
— Je sais qu’il sera heureux de bavarder avec vous quelques minutes s’il le peut, continua Mrs Abendsen. Mais, cependant, s’il vous plaît, ne soyez pas déçue si par hasard il ne pouvait s’interrompre assez longtemps pour vous parler ou même pour vous voir.
— Nous avons lu son livre et nous l’avons aimé, dit Juliana. Je l’ai avec moi.
— Je vois, dit Mrs Abendsen sur un ton accommodant.
— Nous nous sommes arrêtés à Denver pour faire des achats et nous avons perdu énormément de temps. (Non, pensa-t-elle, tout est changé, tout est différent.) Écoutez, l’Oracle m’a dit de venir à Cheyenne.
— Oh, mon Dieu ! dit Mrs Abendsen.
Elle semblait savoir de quoi il s’agissait, sans prendre la chose très au sérieux.
— Je vais vous indiquer les lignes.
Elle avait pris l’Oracle avec elle dans la cabine téléphonique ; en appuyant le volume sur l’étagère qui se trouvait au-dessus du téléphone, elle se mit, en se donnant beaucoup de mal, à tourner les pages.
— Une seconde…
Elle trouva la page, lut le jugement et ensuite les vers. Quand elle arriva au neuf en haut – le vers qui concerne quelqu’un qui le frappe, et l’infortune – elle entendit Mrs Abendsen pousser une exclamation.
— Pardon ? demanda Juliana en s’arrêtant un instant.
— Continuez, dit Mrs Abendsen.
Il lui sembla que son intonation était à présent plus alerte, plus nette.
Lorsque Juliana eut lu le jugement du Quarante-troisième hexagramme, qui contient le mot « Danger », il y eut un silence. Mrs Abendsen ne disait rien et Juliana se taisait également.
— Eh bien, finit par dire Mrs Abendsen, nous serons heureux de vous voir demain, dans ce cas. Voudriez-vous me dire votre nom, s’il vous plaît ?
— Juliana Frink. Merci beaucoup, Mrs Abendsen.
La téléphoniste s’était mise à pousser des clameurs parce que la durée de la communication était dépassée, si bien que Juliana raccrocha, ramassa son sac et les volumes de l’Oracle, quitta la cabine téléphonique et alla jusqu’au distributeur d’ice-cream soda.
Après avoir commandé un sandwich et un Coca-Cola, tandis qu’elle restait là à fumer une cigarette et à se reposer, elle se rendit compte soudain avec horreur qu’elle n’avait pas parlé à Mrs Abendsen de cet homme de la Gestapo ou de la S.D., quel qu’il fût, ce Joe Cinnadella qu’elle avait laissé à Denver dans la chambre d’hôtel. Elle ne pouvait pas y croire. J’ai oublié ! se disait-elle. Ça m’est complètement sorti de l’esprit.
Comment cela a-t-il pu se faire ? Je dois être dingue ; terriblement malade, stupide, dingue.
Pendant un moment, elle fouilla son sac, en essayant de trouver de la monnaie pour demander une autre communication. Au moment où elle descendait de son tabouret, elle décida qu’elle ne pouvait pas les rappeler. Il était beaucoup trop tard. Elle était elle-même fatiguée et ils devaient dormir, à présent.
Elle mangea son sandwich au poulet, but son Coca-Cola, alla en voiture au motel le plus proche, loua une chambre et se glissa toute tremblante dans le lit.